Article paru dans la Revue "ENA Mensuel", numéro 324
Octobre 2002
BILAN DE L'EURO, QUATRE ANNEES APRES SON LANCEMENT
Par M. Yves Thibault de Silguy
«On parvient toujours à ce qu’on veut
quand on le veut avec persistance pendant quarante ans»
Marguerite Yourcenar
Transcendant les souverainetés nationales et malgré
les crises économiques et monétaires des trente dernières
années, la monnaie unique européenne a vu le jour le premier
janvier 1999. Son avènement couronne plus de quarante ans d’efforts
d’intégration européenne, illustrant à merveille
la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 : « l’Europe
ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble
: elle se fera par des réalisations concrètes, créant
d’abord des solidarités de fait… L’action entreprise
doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne… L’établissement
de cette unité puissante de production ouverte à tous
les pays qui voudront y participer…jettera les fondements réels
de leur unification. » La naissance de l’union économique
et monétaire est à l’image de la construction européenne
: construite par étapes, portée par la France et l'Allemagne,
ouverte aux pays de l’Union européenne ainsi qu’aux
pays candidats, elle marque le succès d’un projet de dimension
économique, d'un projet concret, vecteur d’identité
européenne.
Près de quatre ans après le lancement de l'euro et près
d’un an après la mise en circulation des pièces
et des billets, il peut être utile de dresser un premier bilan.
Les objectifs ont-ils été atteints ? Illustration éloquente
du bien-fondé de la méthode Schuman, l’euro n’est
pas un point d’aboutissement, mais seulement une étape
vers l’unification économique du continent : marché
commun dans les années 1960, marché unique en 1993, monnaie
unique en 1999, l’histoire économique de l’Europe
ne se décline pas au rythme d’une valse à trois
temps, le lancement de l’euro ne constitue pas une fin en soi.
Alors, quelles sont les conséquences à tirer de l’arrivée
de l’euro et quelles sont les perspectives compte tenu du "paradoxe
de Maastricht": l’union économique et monétaire
est construite : une politique monétaire unique et des politiques
économiques nationales.
I Un bilan encourageant
Expérience inédite, l’unification monétaire
d’un tissu économique initialement aussi disparate que
celui des pays européens n’a pas manqué de susciter,
chez certains, des angoisses à la hauteur de l’espoir engendré
chez d’autres. Rares sont ceux qui, en 1995, auraient parié
sur le respect de l’échéance du 1er janvier 1999.
En 1996, un numéro de « The Economist » titrait même
« Farewell euro » ! Son lancement a, au contraire, constitué
un très grand succès pour l’Europe. Les faits ont
sévèrement démenti les Cassandre de l’euro
qui brandissaient successivement le spectre d’une grave récession
économique - corollaire de la mise en œuvre de politiques
budgétaires rigoureuses -, une vague de spéculation sans
précédent lors de la fixation définitive et irrévocable
des parités - aboutissant à l’échec du processus
d’union monétaire -, un cataclysme informatique généralisé
- bloquant toute l’introduction technique de l’euro le 1er
janvier 1999 -, un rejet massif de la population.
Il n’en a rien été. Et l'euro a depuis quatre ans
donné raison à ceux qui avaient beaucoup d'espoir en lui.
Ses bénéfices se font sentir depuis quelque temps déjà,
- ils constituent autant d'éléments de réponse
européens à la globalisation : l'euro est un facteur de
stabilité, de compétitivité, ainsi qu'un vecteur
d'identité européenne.
L’euro : facteur de stabilité.
L’euro, qui repose sur l'engagement de mener des politiques macroéconomiques
assainies, a contribué à la naissance d’une nouvelle
culture de stabilité en Europe.
Les premières années de l’euro ont montré
le rôle de « bouclier protecteur » joué par
l’UEM. L’euro s’est révélé un
rempart contre les risques de crise financière internationale
et les conséquences dommageables d’événements
externes à l’UE. Il suffit, pour s’en convaincre
de se souvenir combien l’euro a protégé l’Europe
contre les crises asiatique, russe, et plus récemment argentine.
Ni de tels aléas internationaux, ni ceux du contexte politique
intérieur de l’Europe (changements de gouvernements, démissions
de Ministres) n’ont entraîné de dérèglement
monétaire. Sans l’euro, des événements tels
que la guerre en Afghanistan ou la situation en Amérique latine
n’auraient pas été sans occasionner des mouvements
très volatils sur les taux de change de monnaies européennes.
Pour imaginer ce que serait aujourd’hui la situation de l’Europe
sans l’euro, il faut se souvenir des années 1992-1995,
après la guerre du Golfe et la chute du peso mexicain, qui connurent
une dépréciation de la lire italienne de près de
40% par rapport au deutsche mark. La répétition de tels
dérèglements monétaires en Europe aurait signé
l'acte de décès du marché unique.
L’euro a également protégé les pays européens
contre les effet des variations du cours du dollar. En effet, puisque
60% du commerce de l’Europe s’effectue au sein de ses frontières,
chaque Etat participant est, désormais, moins sensible aux fluctuations
de l’euro par rapport au dollar que ne l’était, il
y a encore peu de temps, sa monnaie nationale par rapport à la
devise américaine.
Par définition, l’arrivée de l’euro a supprimé
toute instabilité monétaire entre les monnaies des pays
participants. Il a donc sécurisé la plus grande partie
de notre commerce.
L’euro a enfin, apporté la stabilité des prix. Les
progrès accomplis en Europe sur la voie d’une meilleure
maîtrise de l’inflation ont été impressionnants.
En moyenne communautaire, l’inflation s’élevait à
10,5% durant les années 1970, à 6,5% dans les années
1980. En 1995, un taux d’inflation de 3,1% était souvent
considéré comme exceptionnellement faible ; il a chuté
à 1,2% en 1999. Tel est le résultat du travail accompli
pour respecter le critère de convergence lié au contrôle
de l’inflation et permettre l’arrivée de l’euro.
La stabilité des prix est garantie par Banque centrale européenne
(BCE), indépendante, à laquelle le traité assigne
la mission essentielle d’assurer la stabilité des prix.
Son objectif à moyen terme est de contenir à 2% le taux
d’inflation dans l’ensemble de l’UE. Toutefois, après
avoir enregistré des taux très modérés de
1,2% et 2,1% en 1999 et 2000, la situation s’est quelque peu dégradée
en 2001, pour s’établir à 2,5%, essentiellement
en raison de divers aléas tels que les renchérissements
des prix du pétrole et des prix alimentaires liés à
des épidémies et de mauvaises conditions climatiques.
Il demeure toutefois que ces résultats restent en deçà
des taux d’inflation que connaissaient de nombreux pays européens
il y encore peu de temps. La crédibilité et le professionnalisme
de la BCE demeurent un atout majeur pour assurer la stabilité
des prix en Europe, c'est-à-dire le maintien de notre pouvoir
d'achat.
L’euro, facteur de compétitivité pour les
entreprises
Les entreprises européennes ont longtemps appelé de leurs
vœux l’arrivée de l’euro. En tant qu’instrument
de transactions commerciales, son avantage principal est de sortir le
risque de change des comptes d’exploitation des entreprises, de
soustraire largement leurs activités aux variations du dollar
et, en permettant une comparaison aisée des prix, de contribuer
à décloisonner le marché. Or un grand marché
sans risque de change améliore nettement la situation des entreprises.
L’euro leur a en effet permis de supprimer les coûts de
conversion entre les monnaies européennes participantes - économie
substantielle pour les entreprises européennes, estimée
à 30 milliards d’euros par an, soit un demi point de PIB
– et de faire disparaître les coûts de couverture
contre le risque de change (estimé, pour la France à 1%
du chiffres d’affaires « export »). D’où,
pour les entreprises, une augmentation importante de la rentabilité
de leurs activités à l’exportation dans la zone
euro. Autre corollaire de l’arrivée de l’euro pour
les entreprises : la diminution des coûts afférents à
la tenue de comptabilités multi-devises, longues et coûteuses
à gérer. Ainsi, plus fortes sur leur marché domestique,
qui s’étend désormais à presque toute l’Europe,
les entreprises européennes sont plus compétitives et
mieux à même d'affronter la compétition sur les
marchés internationaux.
L’euro, vecteur d’identité européenne.
L’euro n’a pas provoqué de rejet massif par la population.
Au contraire. Il a été d’abord bien accueilli en
1999. L’introduction concrète des pièces et des
billets en 2002 - qui, de l’avis général, a été
un très grand succès - loin de générer l’agacement
ou la perplexité, a suscité l’enthousiasme.
Ce succès n’est certes pas le fruit du hasard. L’euro
tire sa force d’un engagement solennel souscrit et respecté
par les Etats. Il est également le résultat d’un
travail minutieux de préparation : les efforts considérables
des Etats de remise en ordre de leurs finances publiques, la qualité
des mesures techniques, une réglementation mise en place à
l’avance, l’annonce anticipée des parités,
constituent autant d’éléments qui, s’ils ne
composaient certes pas le quotidien des citoyens, ont contribué
pour eux à crédibiliser l’arrivée de l’euro.
La préparation s’est effectuée au prix d’un
important effort d’information et de communication, adapté
à un calendrier précis et transparent des étapes
de préparation, mené par les Etats, les institutions européennes,
les entreprises et la société civile. Le défi logistique
que représente la fabrication et la mise en circulation de cinquante
milliards de pièces, treize milliards de billets ou encore l’adaptation
des distributeurs automatiques dans tous les pays a été
relevé avec succès.
Si toutes les mesures nécessaires ont été prises
pour que l’arrivée de l’euro se déroule sans
accroc ni rejet, l’enthousiasme qu’il a crée dans
beaucoup de pays constitue une heureuse surprise. Il a apporté
la preuve éclatante du soutien des européens à
l’euro. Pour les citoyens, son arrivée concrétise
la construction européenne, comme jamais encore depuis son demi-siècle
d’histoire et matérialise, dans leur vie quotidienne ou
leurs voyages, leur appartenance commune à l’Union européenne.
L’euro devient ainsi un élément de leur identité.
Dès la mise en circulation des pièces et des billets en
2002, 300 millions de personnes, dans douze pays, partagent et utilisent
la même monnaie. Avec l’élargissement à l’Est,
l’euro sera utilisé, un jour, par un demi milliard de personnes.
Tout est-il parfait ? Que reste-t-il à faire pour recueillir
tous les fruits de cette étape majeure de la construction européenne
?
II Un acquis européen à consolider
Indépendamment du besoin de voir coïncider le plus rapidement
possible les frontières de l'Union européenne et celles
de la zone euro, trois chantiers, aux aspects aussi politiques que techniques,
sont maintenant ouverts.
Renforcer la gouvernance économique
Les efforts considérables déployés par les gouvernements
des Etats membres pour réduire les déficits publics -
indispensables au lancement de l’euro - ont incontestablement
permis aux pays participants de disposer de finances publiques assainies
et se donner les moyens de renouer avec la croissance. Comparé
au début des années 1990, le cadre qu’offre maintenant
la zone euro pour la conduite des politiques macroéconomiques
a été considérablement amélioré :
les déficits publics s’élevaient à 6,3% du
PIB en moyenne communautaire des quinze en 1993 et à 4,8% en
1995. Ils ont respecté le critère des 3% en 1997. Par
ailleurs, les difficultés d’aujourd’hui ne doivent
pas masquer les bonnes performances économiques depuis 1999.
Au cours des deux premières années, le PIB de la zone
euro s’est accru à un rythme supérieur à
son potentiel, progressant de 3% par an en moyenne, sans donner naissance
aux déséquilibres qui peuvent menacer la durabilité
de la croissance ailleurs dans le monde. De plus, il faut souligner,
d’une part, que si la croissance du PIB a chuté depuis
lors en raison du ralentissement de la croissance économique
mondiale, la création d’emplois a étonnamment bien
résisté, grâce, en partie, aux réformes du
marché du travail réalisées durant la phase préparatoire
à l’arrivée de l’euro : au total, 6 millions
d’emplois nets ont été créés dans
la zone euro, pendant les trois premières années de la
monnaie unique, contre 3,5 millions aux Etats-Unis. D’autre part,
si les taux de croissance que nous connaissons aujourd’hui se
sont affaiblis, ils demeurent toutefois positifs, ce qui est en grande
partie dû à l’arrivée de l’euro.
Toutefois, l'arrêt du processus de consolidation budgétaire
et l'aggravation des déficits publics, dans certains grands pays
européens, est aujourd'hui une source de préoccupation.
Les politiques keynésiennes ont montré leurs limites dans
une économie globalisée. Il ne peut y avoir de croissance
durable et créatrice d’emplois sans poursuite de la réduction
des déficits publics vers une situation proche de l'équilibre.
Cette tâche est essentielle au sein de la zone euro. En effet,
l’assainissement des finances publiques libère l’épargne.
Réduire d’un point les déficits publics en Europe
libère 60 milliards d’euros par an qui, au lieu de servir
à leur financement, peuvent être plus utilement employés
au profit de l’investissement et de la consommation, donc de la
croissance. De plus, l’assainissement des finances publiques éclaircit
l’horizon des investisseurs ; ils savent chacun que les déficits
publics se payent tôt ou tard sous forme d’impôts
supplémentaires. Enfin, l’assainissement des finances publiques
offre un terrain favorable à la mise en place de politiques actives
pour l’emploi : comment, en effet, financer de telles politiques
si le budget de l’Etat est lui-même déjà déficitaire
?
Le renforcement de la gouvernance européenne suppose également
d’utiliser la dynamique collective créée autour
de l’euro pour mener les réformes structurelles nécessaires.
Pour lutter contre le chômage en Europe, il convient de remédier,
de façon concertée, aux rigidités du marché
du travail en rétablissant sa compétitivité par
la baisse du niveau des charges sociales, en favorisant la mobilité
de la main d’œuvre, en sachant adapter les conditions du
travail. Les courbes démographiques, l’intégration
des pays candidats de l’Est, le maintien d’un haut niveau
de protection sanitaire et sociale imposent de vigoureuses réformes
du financement des retraites. La transformation de nos économies
industrielles en économies de services suppose, par ailleurs,
de poursuivre la libéralisation – régulée
– des services pour accroître la compétitivité
de l'économie, rémunérer l’épargne
publique et privée, favoriser le progrès technique et
la croissance par l’investissement. L’Europe devra, enfin,
rattraper ses retards accumulés en matière de recherche
et développement, en particulier dans les secteurs des biotechnologies
et des technologies de l’information.
Affirmer la capacité de l’Europe à s’exprimer
d’une seule voix
L’euro est d’ores et déjà devenu la deuxième
monnaie du monde après son lancement. Il se développe
dans trois directions : comme moyen de paiement dans le commerce international,
en Europe, en Afrique, dans les pays aujourd’hui candidats à
l’élargissement et dans la zone méditerranéenne
; comme instrument de diversification des portefeuilles d’actifs
privés, et comme monnaie de réserve pour les banques centrales.
Grâce à l'euro le système monétaire international
se rééquilibre. Mais ce rééquilibrage ne
signifie pas, ipso facto, plus de stabilité monétaire
internationale. Celle-ci nécessite une coopération macro-économique
et monétaire, conduite de manière concertée au
niveau mondial entre les principaux acteurs, au premier rang desquels
figurent les Etats-Unis et l’Europe. Se pose de ce fait la question
de la représentation économique et monétaire de
la zone euro sur la scène internationale et, partant, de la capacité
de l’Europe à s’exprimer d’une seule voix pour
mieux faire valoir ses positions. Or, le dispositif actuel confine aujourd’hui
plus au jeu de chaises musicales qu’à la défense
efficace et concertée des intérêts des pays européens.
Les risques de voir les européens se diviser face à leurs
partenaires sont réels, les privant de l’efficacité
que devrait leur offrir leur monnaie unique. Aussi, la situation est-elle
appelée à évoluer pour donner à la zone
euro la possibilité de s'exprimer d'une seule voix dans les instances
économiques et financières internationales, comme elle
y est parvenue en matière commerciale.
Adapter les marchés financiers à l’euro
Depuis l’arrivée de l’euro, le rythme d’intégration
des marchés financiers s’est accéléré.
Les marchés sont plus homogènes, les intermédiaires
et les bourses se regroupent, des techniques et des produits nouveaux
apparaissent. Pour que les entreprises puissent choisir le mode de financement
qui leur convient et que les épargnants aient accès à
une gamme diversifiée de placements, il importe de hâter
l’intégration des marchés financiers et de réaliser
le marché unique là comme ailleurs. Maintenant un nouvel
élan est nécessaire : les infrastructures de marché,
l’architecture des paiements doivent désormais être
conçues pour l’ensemble de la zone euro. Le cadre juridique
des marchés, à l’évidence national, freine
le développement des opérations transfrontalières.
La création d’une classe particulière d’actifs
européens, assortie de propriété communes et claires
pourrait répondre à cette difficulté. Enfin, il
importe de tenir compte de l’évolution de la structure
des marchés. Historiquement, le contrôle des activités
de la banque, de l’assurance, des marchés financiers ont
été confiés à des autorités distinctes.
L’apparition des conglomérats financiers et la multiplication
des opérations de fusions et d’acquisitions transfrontalières
rendent aujourd’hui cette structure anachronique. Aussi, serait-il
opportun de mettre en place une autorité de régulation
et de supervision unique pour l’Europe, avec un fonctionnement
décentralisé au niveau des Etats.
Le bilan de ces premières années de l'euro se révèle
incontestablement encourageant. Les avantages de la monnaie se
sont déjà fait sentir. Il est toutefois indispensable
de consolider cet acquis. Les incertitudes qui pèsent sur
la situation politique et économique internationale appellent
une intégration économique plus poussée de
la zone euro. L’euro n’est pas une fin en soi. Il
constitue une étape et un outil pour permettre à
l'Europe de mieux affronter les défis liés à
la mondialisation qu'elle doit affronter. «L’Europe,
comme le soulignait Stendhal, ne manque pas de bonnes intentions,
le problème est de développer l’énergie
nécessaire pour faire remuer la masse de nos habitudes».
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